La Bague
Niarkos blêmit devant le corps que lui présenta
l’employé de l’institut médico-légal.
Sur le chariot métallique pas de nom mais la lettre X.
Le cadavre devait avoir la soixantaine. Un visage
parfait de Dieu Grec. Cheveux et barbe blanche. Grand, musclé, une large
cicatrice refermée récemment cachait le trou béant de l’impact de la balle.
Niarkos se souvint de ce visage. Il plongea dans ce
qui fut sa prime enfance….
Sa vie
privilégiée de gosse de riche dans l’île de Délos.
Un père magnifique, très entouré, courtisé, un père
toujours très attentif pour son jeune enfant malgré ses escapades amoureuses et
ses voyages lointains.
Et puis brutalement, un jour qu’il revenait de la
plage, il avait dix ans, l’annonce de la mort du père, sa disparition en mer.
Le naufrage d’un de ses navires, il était armateur, au cours d’une croisière
lointaine dans l’océan antarctique. C’est la salle froide de l’institut
médico-légal, il est confronté à cet homme qu’il n’a pas oublié, étendu sur un
chariot de métal chromé, cadavre rigide, noble dans sa posture de gisant. Il se
souvient des paroles feutrées prononcées par les parents, par les proches,
pendant son enfance. Personne ne croyait au naufrage. Disparition corps et bien
du yacht, pas de rescapés. On pensait que le père, Yannis, s’était mis en marge
du monde. On pensait qu’il vivait dans un de ces monastères perchés.
Niarkos fit des études normales. L’école, la faculté,
le journalisme, les piges dans différents journaux d’Athènes.
Aujourd’hui, à quarante ans, il parvient à une
maturité professionnelle telle, ce qui lui permet de faire de grands
reportages. C’est la raison de sa présence ici, dans ce lieu glacé, sinistre
jusqu’au carrelage blanc. Tout est blanc.
Son travail ? Enquêter sur la mort du parrain de
la drogue dans son pays. On vient d’apprendre la mort de celui-ci, exécuté dans
un ascenseur de l’Hôtel Lutétia à Paris. Le visage du parrain est inconnu à ce
jour. Les services de police savent seulement qu’il porte à l’annulaire gauche
une bague dont le chaton représente un Apollon. La bague est fixée
chirurgicalement au doigt.
C’est ce que lui apprend l’employé de l’Institut avec
une voix blanche qui semble venir de l’au-delà. Il lui présente la bague placée
dans un petit sachet de plastique. L’annulaire gauche du cadavre a été disséqué
très proprement pour pouvoir libérer le bijou. Niarkos prend le sachet et
observe avec précaution l’anneau d’or et l’Apollon sculpté dans une minuscule
améthyste. La salle de reconnaissance est silencieuse, venant de très loin les
bruits de la ville. Niarkos regarde avec intensité le bijou puis lentement
repose le sachet sur le cadavre. Il ferme les yeux un instant. Ses lèvres
tremblent. Il regarde enfin l’employé, raide dans sa tenue blanche, bouge un
peu la tête pour le remercier et rapidement, tourne les talons et sort.
Niarkos est dans le jardin attenant à l’institut
médico-légal. Il est assis sur un banc face à la Seine. Une journée d’Octobre,
grise, humide. Niarkos touche sa main gauche, l’annulaire porte la même bague que
celle du cadavre.
Il replonge dans son enfance quelques jours avant le
départ du père. Tous les deux sont assis sur la plage privée de l’immense
propriété de l’armateur.
Le geste de celui-ci lui présentant l’anneau d’or
surmonté d’une améthyste sculptée : l’Apollon du Belvédère et ses
paroles : « Nous sommes reliés jusque dans l’éternité. L’anneau
s’élargira et à ta maturité fait le fixer à ton doigt. Il sera alors incrusté
pour la vie. Il faut que tu saches que ta mère est partie le jour de ta
naissance. Elle a quitté notre monde volontairement. »
Niarkos se lève et se dirige vers le bord du quai, il
s’assoit sur le sol et contemple la Seine. Pas très loin un accordéon dans le
bruit de la ville.
Il charge les poches de son pardessus avec quelques
pavés qui trainent, un morceau de métal qu’il glisse dans sa ceinture, puis il
se laisse aller au fil de l’eau.
Dans la salle de reconnaissance, l’employé fixe
l’anneau à l’annulaire gauche du cadavre, recouvre le corps d’un linceul
immaculé et fait glisser le chariot dans son logement. Il referme la porte,
éteint la lumière.